Charlie

Il y a quelques modestes difficultés à faire des portraits de purs inconnus mais peut-être un peu de paresse aussi. Je fais rarement plus de cinq ou six clics. J’ai quelques fois essayé d’en réussir en une seule prise. Ce n’est pas une bonne idée si vous n’avez pas un écran de référence pour juger le résultat de ce seul petit clic avant de dire adieu à votre sujet.  La plus grande difficulté est cependant souvent de me décider à écrire.

J’ai déjà écrit qu’un inconnu peut mener à un autre, donc pas toujours besoin de chercher bien fort. Dans le cas de Charlie, c’est Christian (voir la photo # 101 de ma première série sur Flickr) qui me l’a présenté.

Il y a dans  l’arrondissement Ahuntsic-Cartierville de Montréal un ancien terminus de bus désaffecté.  Ce terrain qui appartenait à la Société de Transport de Laval (STL) serait idéal de par sa location pour abriter des immeubles destinés aux services sociaux. Il est central pour l’arrondissement et comporte un accès direct à la station de métro la plus achalandée du nord de la ville. Malheureusement, cette propriété publique été vendue pour un dollar à une agence d’état qui l’a ensuite mis-en en vente de la manière la plus opaque possible à des intérêts privés en accordance avec les politiques de la présente administration provinciale.

J’avais noté avec étonnement au cœur de l’hiver, possiblement exactement le jour le plus glacial de l’année, que quelques itinérants avaient établis domicile dans le stationnement à l’abri des regards, mais pas du froid, derrière les murs qui longent la rue Lajeunesse.

Il y a deux semaines, au moment où il m’a semblé que l’été était enfin réellement arrivé à Montréal, je suis repassé par là. En débarquant de mon vélo, j’ai croisé Christian qui se dirigeait vers l’ancien terminus avec une vieille guitare sous le bras et quelques amis. Il m’a expliqué qu’ils squattaient ici ces jours-ci et m’a présenté Charlie. Nous avons discuté un peu. Christian m’a raconté qu’il avait perdu ses harmonicas et son ancienne guitare lors d’une altercation de trop avec un officier de police qui l’a à l’œil. En prime, il a passé l’hiver en tôle dans différents centre de détention. Son arrestation constituait un bris de conditions dans quelques administrations judiciaires du Grand Montréal.

Pourquoi ce long préambule pour vous parler de Charlie? Christian lui a dit que j’étais un bon gars et un bon photographe, c’est ainsi que je me suis retrouvé à faire son portrait. Derrière les lunettes fumées de la première photo, il y avait un peu de notre gêne mutuelle. Nous avons ensuite causé un peu d’elle. Pas tant que ça, mais assez tout de même pour faire une seconde photo à visage découvert.

L’itinérance n’est pas une chose facile. J’espère souvent qu’elle puisse être un état transitoire pour les personnes qui vivent dans la rue. Pour ce qui est de Christian, ça semble être devenu un mode de vie assumé. Pour Charlie, je ne sais pas. Elle m’a semblée un peu novice dans cet univers et m’as admis être influençable. Il y avait au moins deux autres personnes qui passaient leurs nuits ici avec eux. Charlie m’a dit qu’une autre fille cherchait de sous pour aller rejoindre des amis à Trois-Rivières, à un peu plus d’une centaine de kilomètres de Montréal. Son projet semblait cependant incertain.

Je n’ai pas le bagage d’un psychologue ou l’étoffe d’un travailleur de rue pour me faire une idée de la situation de Charlie. J’aurais préféré attendre de la revoir une autre fois et de lui reparler avant de faire cette publication.  C’est d’ailleurs ce que j’avais fait dans le cas de Christian. Les quelques minutes que durent mes rencontres sont bien peu pour prendre la mesure d’une vie. Je lui souhaite simplement que ce squat soit une passade estivale et qu’elle s’en tire autrement.

C’est un événement externe qui m’a finalement décidé à écrire ce mot et à publier sa photo. J’ai lu quelques jours après notre rencontre que le terminus  semble avoir été vendu à un promoteur de condos qui a déjà fait main basse sur un immeuble public en face d’une station de métro dans Villeray.

Ainsi va l’itinérance…

Charlie et, en arrière-plan, Christian.